Les Wertheimer figurent parmi les milliardaires les plus discrets du monde. Agés respectivement de 66 et 63 ans, Alain et Gérard sont les copropriétaires de la maison Chanel et d’une kyrielle de participations. Leur fortune est estimée par Challenges à 14,5 milliards d’euros. Ils sont parvenus “à se rendre parfaitement invisibles”, remarque Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture, une des rares personnalités à les côtoyer.
Quand ils assistent à un défilé Chanel, ils se cachent au troisième ou quatrième rang. “J’ai rencontré tous mes concurrents, mais les Wertheimer sont les seuls que je n’ai jamais croisés en quarante ans de carrière”, raconte le PDG d’une grande marque de luxe. Même leurs partenaires ne les connaissent pas. “Nous travaillons depuis trente ans avec eux, mais je ne les ai jamais rencontrés”, reconnaît Patrick Chalhoub, propriétaire du Groupe Chalhoub, incontournable au Moyen-Orient. Ce culte du secret transpire jusque dans leur mode de gouvernance. Personne n’a l’autorisation de parler. Ni de donner le moindre chiffre.


Des performances record
Le 30 novembre 2013, sous une pluie glaciale, Alain Wertheimer, Maureen Chiquet, PDG de Chanel Inc., et Michael Rena, le directeur financier de la famille, sortent d’un immeuble anonyme et moderne d’une petite ville des Pays-Bas, Zoetermeer, située entre La Haye et Amsterdam. Pendant toute la matinée, ce petit monde a assisté à l’assemblée générale de Chanel International BV, qui a validé les comptes annuels de cette entité néerlandaise qui contrôle le groupe de luxe et 82 filiales. Mais pas une trace de filiale à Hong-kong dans ce document, où le groupe dispose pourtant d’une importante base arrière, ce qui laisse supposer que le jeu de construction est encore plus complexe, et l’empire plus étendu.

La poignée de fidèles réunis à Zoetermeer peut se congratuler. Sur l’exercice 2012, la maison réalise des performances inouïes. D’après le procès-verbal de l’assemblée générale, qui tient en 75 pages, le résultat net ressort à 1,56 milliard de dollars pour un chiffre d’affaires de 6,3 milliards, en hausse de 7%. Le résultat opérationnel ressort à 1,46 milliard, en hausse de 17%. L’inventeur du parfum N°5 a dépensé 938 millions en 2012 en “publicité, promotion et marketing”, soit 14% de son chiffre d’affaires (LVMH est à 11,4%). Chanel ne communique jamais ces chiffres. Il n’y est pas obligé : la maison de luxe est contrôlée par un holding de droit néerlandais, un pays où la publicité financière n’est pas vraiment contraignante. Ce compte rendu très exhaustif, certifié par le cabinet Deloitte, nous apprend que, avec 25% de rentabilité nette, Chanel est bien plus performant financièrement que ses concurrents, LVMH (12%) et même Hermès (21%). Les profits ont été dopés par “la croissance remarquable de la division mode”, note le document, sans compter la vente d’actifs financiers qui a permis d’encaisser 642 millions de dollars.

Un sauvetage audacieux
Cette montagne de cash, c’est d’abord Alain Wertheimer qui l’a édifiée. “C’est lui qui tient, plus que son frère encore, les rênes de la maison, admet un très proche collaborateur. Il en détiendrait 51% et son frère Gérard, 49%.” Pourtant, ce n’était pas gagné. A 26 ans, c’est avec, pour tout bagage, une licence en droit et quelques mois d’expérience chez Moët qu’Alain a pris en 1976 la tête de l’empire, succédant à son père, Jacques, plus préoccupé d’art que de business. La marque est alors en péril. Il la dépoussière, revoit tout le réseau de distribution des parfums. Et il revisite complètement la stratégie. En 1983, il embauche Karl Lagerfeld et lui laisse la bride lâche. “Alain Wertheimer est sans doute l’un des meilleurs hommes d’affaires que je connaisse, nous avons passé un pacte, il est 100% derrière moi, confie le couturier. Je peux faire ce que je veux, je peux prendre tous les risques, j’ai une liberté totale.” Son contrat ? “Il tient en une page.” Rémunéré environ 12 millions d’euros par an, Lagerfeld ne prend aucun pourcentage sur les ventes et ne touche aucune stock-option. “Avec ce contrat, je suis tranquille, je n’ai pas besoin de mettre mon nez dans les comptes”, indique-t-il. Et cela dure depuis plus de trente ans !
Challenges – Thiébault Dromard