Longtemps boudés par une société de consommation vénérant uniquement le gras, le sel et le sucre, les fruits reviennent sur le devant de la scène. Un retour en grâce qui ne doit rien au hasard mais plutôt à une tendance de fond qui a fait de la fraise, de la pomme et autres agrumes les nouvelles figures totémiques de la tendance healthy. Une vague tout droit venue de Californie où le culte de la naturalité et de la forme physique sont rois.
A l’origine, le terme désignait les personnes qui adoptaient un régime végétarien, voir végétalien (« vegan » : sans chaire animale, ni œufs, ni produits laitiers). Plus qu’un mode de vie, le phénomène healthy serait avant tout un état d’esprit, une façon d’être en harmonie avec soi-même grâce à une nourriture incorporant plus d’aliments naturels, de fruits, de légumes.
Pressée de toute part pour incarner l’image immaculée de la naturalité, la symbolique du fruit est devenue, en quelques années, une des nouvelles articulations fondamentales autour de laquelle se déploie le discours de l’ensemble des acteurs de la sphère politique, économique et sociale.
Pouvoirs publics, collectivités locales, entreprises mais aussi marques de grande consommation, chacun réclame sa « part du fruit » afin de donner corps et sincérité à leur discours à l’adresse des consommateurs, des citoyens mais aussi parfois… des actionnaires.
Les fruits: un enjeu de santé publique au coeur de la communication gouvernementale
Par les bienfaits préventifs que leur consommation quotidienne entraine, les fruits sont naturellement au coeur des préoccupations des pouvoirs publics, notamment par la mise en place, dès 2001, des PNNS (Programme National Nutrition Santé), souhaitant réduire la progression de l’obésité. « Un fruit pour la récré » mais aussi « Cinq fruits et légumes par jour », sont autant de communications citoyennes issues d’initiatives politiques souhaitant remettre les fruits au coeur de l’égalité des chances entre élèves de tout horizon.
Les fruits : un enjeu marketing au coeur de la communication des marques
De simple faire valoir, le fruit est donc devenu le nouvel actif stratégique autour duquel les grands groupes de l’agroalimentaire se livrent une bataille sans merci pour en devenir auprès des consommateurs, les meilleurs ambassadeurs. Coca-Cola avec Innocent, PepsiCo avec Tropicana, tous le placent en tête de liste pour incarner le virage de la naturalité et légitimer toute forme d’innovation ou de diversification allant dans ce sens. Une stratégie qui, dans le cadre de PepsiCo fait des étincelles puisque le groupe a doublé de taille depuis 2007. À ce rythme l’indice fruitier remplacera l’indice Dow Jones pour évaluer à la bourse de New York la capacité de mutation, nouvel indice de santé financière de grands groupes de l’alimentaire ou de la cosmétique.
L’imaginaire véhiculé par les fruits devient la nouvelle surenchère publicitaire, le nouvel insight consommateur et de fait, le nouvel ultimatum des actionnaires autour duquel se reconfigure à marche forcée tout l’univers de l’agroalimentaire. Les fruits sont désormais de toutes les recettes, de tous les apéritifs, de tous les goûters, de tous les desserts.
Le passage au « tout fruit » semble relever de la même nécessité impérieuse pour les responsables marketing que le passage il y a dix ans au tout numérique pour les responsables informatique des grands groupes. Le fruit serait donc la nouvelle norme technologique haute définition, seule capable de convertir à la modernité des produits au goût désespérément « analogique ».
Désormais, il n’est plus un centimètre carré de nos consciences qui ne soit pas traversé par ces nouveaux méridiens un brin moralisateurs, voire messianiques, toujours prompts à condamner un modèle de société en bout de course, où l’Homme finit par « creuser sa tombe avec ses dents ». Cette soif de naturalité se pose en figure rédemptrice d’un monde qu’il serait urgent d’amender, de réparer en participant activement à un changement de civilisation, où le consommateur s’efface au profit du citoyen.
Faut-il voir dans cet éveil des consciences, une salutaire prise en compte des vraies attentes de la société du « well being », ou un simple effet de mode auquel les marques se prêtent volontiers ? Pourtant, en jouant à l’excès le pari de la naturalité, certains opérateurs n’ont-ils pas tout à perdre à vouloir remporter cette course à l’ultra fraîcheur?
Une compétition qui, à force de les rapprocher sans cesse plus près du fruit vierge, sonne conjointement le glas de toutes leurs expertises.
Les industriels ne sont-ils pas en train de dissoudre joyeusement dans l’acidité d’un jus d’orange super premium, un patrimoine de marque qu’ils avaient mis un siècle à bâtir?
L’HYPER NATURALITÉ, UN PIÈGE MORTEL POUR LES MARQUES?
Un retour au produit non transformé
« Au plus près du fruit « , « rien que le fruit », « pressé il y a moins de 24 heures ». A force de tendre vers la vente d’un produit quasiment non transformé, littéralement tombé de l’arbre ou sorti de terre, les marques ne réduisent-elles pas la variable de temps sur laquelle elles peuvent agir? Hantées à l’idée de suggérer la moindre intervention humaine, celles-ci se délestent, se délégitiment de fait, de tout savoir faire qu’elles incarnaient jusqu’à lors.
La naturalité, conjuguée dans sa forme la plus pure, pourrait rapidement se révéler être une entrave plus qu’une opportunité si les marques n’ont rien d’autre à proposer qu’un produit sain.
La naturalité n’est t-elle pas une boîte de Pandore, qui, invariablement ramène la marque à une pure fonctionnalité, dénuée d’imaginaire, uniquement engagée dans un quête arithmétique la ramenant insensiblement vers le zéro absolu. Zéro pesticide, zéro sucre etc.
La multiplication des machines à jus à l’entrée des supermarchés est à ce titre édifiant. Quasiment inexistantes il y a dix ans, celles-ci se sont multipliées de manière exponentielle. Considérés comme de véritables services rendus à la clientèle au même titre que la rôtisserie ou du pain cuit, ces dispositifs sont systématiquement situés aux endroits stratégiques des magasins.
Vers un degré de gémellité fatidique.
La naturalité fait exploser les unités de temps et de lieu à l’intérieur desquelles chaque marque prospérait en vase clos. En acceptant le diktat autoritaire de cette tendance, celles-ci acceptent de devenir colocataires d’une même norme qui risque de les rendre non seulement concurrentes, mais qui plus est parfaitement substituables l’une à l’autre. Persistera t-il encore longtemps une différence signifiante pour le consommateur entre des opérateurs comme Tropicana, Danone, Joker ou… Florette, qui, à force d’étendre leur territoire d’expertise sur le même fond d’écran de naturalité finissent par avoir des ADN de marque de moins en moins crédibles?
Dans cet espace commercial entièrement décloisonné, livré au jeu complexe et impénétrable de la compatibilité à outrance, les stratégies se pensent sur le mode de la hantise. Chacun se scrute, se regarde, s’épie comme un jour de rentrée des classes.
Le culte de la naturalité est devenu la nouvelle force gravitationnelle autour de laquelle se placent servilement en orbite toutes les marques. Celles-ci n’ont d’autre choix que de converger vers un centre où tout dangereusement communique, s’interféconde, voir s’entrechoque. En cela, cette surenchère a doublement abîmé la singularité de chaque concurrent. Elle a cassé leur principe de spécificité produit pour y substituer un principe de conflictualité marché.
Une stratégie marketing qui se résume souvent à produire des jus de fruits, des smoothies, des compotes, des yaourts, sans cesse plus frais, plus onctueux pour le petit déjeuner, pour le goûter, pour le sport, après le sport, au travail ou… après le travail. Le tout dans un contenant le plus transparent possible avec la typo la plus minimaliste et à décliner tout le Pantone de rouge pour la fraise, de rose pour la framboise et de vert pour le kiwi.
Naturalité et fraîcheur finissent par devenir des arguments sans consistance, sans signification si elles ne sont pas portées par une plateforme de marque qui en étaye et en explicite les convictions.
Une lecture « biaisée » de ce qui fait du bien.
Si les fruits rouges contiennent peu de fructose, d’autres en revanche comme l’orange ou le raisin transformés en jus sont des « bombes à sucre » qui font exploser le taux de glycémie des consommateurs. En ne mentionnant que les bénéfices supposés de la vitamine C sans remettre en perspective ses inconvénients caloriques, les marques prennent le risque de donner une lecture faussement simplifiée d’une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Aujourd’hui, on suspecte pourtant que cette forte consommation de jus d’orange contribue à de nombreuses épidémies, dont l’épidémie d’obésité, de diabète et de maladies cardio-vasculaires.
Vers une naturalité personnalisée.
Aujourd’hui, la fraîcheur spectacularise un événement, une performance, mais met-elle véritablement chaque concurrent à l’abris l’un de l’autre? C’est pourtant au sein de cette « vague naturelle » on ne peut plus banalisante que les industriels doivent faire vivre, notamment aux Millennials une expérience de naturalité inédite, plutôt qu’un simple acte de consommation si pur soit-il. Les marketeurs ont donc pour mission de reconstruire un discours, une méthode, un graphisme de marque mais aussi des gammes packaging porteurs de nouveaux insights consommateurs créateurs de valeur ajoutée. Différentes stratégies sont envisageables.
Stratégie n°1 : Faire émerger une petite marque pour cautionner l’expertise artisanale d’un grand groupe, l’exemple de Naked.
Arrivée chez Monoprix il y a deux ans, Naked, marque de jus de fruits frais est née sur les plages de Californie en 1983. Imaginée par Jimmy Rosenberg alors étudiant passant le plus clair de son temps à surfer, celui-ci démarre une fabrication artisanale de jus dans sa cuisine pour les revendre sur les plages de Santa Monica. Comme il avait l’habitude de se baigner nu, il baptise ses jus « Naked ».
Redonner des forces aux surfeurs et aux nageurs, tel était l’objectif de Naked. Sans être aussi denses que des smoothies, les premiers jus de Jimmy Rosenberg étaient réalisés avec des fruits mixés et des petits ingrédients de sa composition (vitamines, jus de légumes ou encore extraits botaniques).
Le succès grandissant, la marque commence à se faire connaître au-delà des frontières californiennes. C’est en 2006 que PepsiCo fit tomber Naked dans son escarcelle. Objectif : disposer à côté de Tropicana, marque internationale, d’une petite « pépite » à fort potentiel d’image, positionnée sur des promesses d’artisanat et de naturalité. Deux plus produit fortement plébiscités par les consommateurs boudant les mega brands. Même si PepsiCo compte bien faire grandir les deux marques en parallèle, c’est essentiellement sur la marque californienne que le groupe jouera le côté historique et recettes originales.
Aujourd’hui Naked, c’est une vingtaine de recettes mixant plusieurs fruits, quatre d’entre elles sont commercialisées en France avec des noms volontairement étranges :
Green Machine : pomme, kiwi, ananas et extraits botaniques, Blue Machine : mûres et myrtilles et extraits de légumes et vitamines, Red Machine : fraises, framboises et vitamines, Mango Machine : mangues et oranges, zinc et vitamines.
Stratégie n°2 : créer une plateforme de marque permettant de se diversifier en toute légitimité, l’exemple de Tropicana.
Avec la nouvelle plateforme de marque « L’Art du Fruit », imaginée en 2015, Tropicana semble avoir bousculé les codes de sa catégorie afin d’élargir son terrain de jeu et devenir l’expert du fruit premium. Un savoir-faire qui lui ouvre les portes du segment des desserts de fruits que la marque compte bien conquérir avec le lancement de sa toute nouvelle proposition sur le marché avec ses recettes sans sucre ajouté, ni édulcorant, sans concentré, sans conservateur et sans arôme..
Sur un marché des desserts de fruits estimé à 251 millions d’euros et un potentiel de croissance fort, Tropicana a choisi la France pour lancer un dessert de fruit au rayon de l’ultra frais et répondre aux attentes des consommateurs.
Au niveau packaging
Afin de faire coexister au mieux « naturalité » et « gourmandise » et offrir une expérience sensorielle très qualitative, la marque opte pour une structure graphique très simple où la caution fruitière est omniprésente.
Pour séduire et rassurer les consommateurs sur sa nouvelle offre, la marque joue sur le packaging, un halo de couleurs vert, rouge ou orange selon les parfums. Une ellipse semble faire le lien entre l’expertise historique de Tropicana en matière de jus et sa toute nouvelle activité fruitière de desserts de fruits.
Stratégie n°3 : se diversifier dans une « offre » nutritionnelle, l’exemple des jus verts.
Célèbre en Asie mais popularisée par les stars hollywoodiennes, la consommation de green juices, souvent aux vertus détoxifiantes, s’est amplifiée jusqu’à devenir un style de vie, voire un subtil outil de stratification sociale. Ces green juices ont su donner aux fruits, grâce à l’adjonction de concombre, pomme, kiwi, kale, brocolis ou citron, une nouvelle légitimité, grâce à leur concentré de vitamines, de minéraux et de micro-nutriments, qui extraits à froid, ont la capacité de nourrir notre organisme sans l’irriter.
Conscientes que la nutrition et la naturalité constituent l’attente principale de nombreux consommateurs, des marques comme Yumi, Nubio ou Juice Lab innovent sur ce marché et commercialisent des produits riches en oligo-éléments comme le fer, zinc, le manganèse, le calcium ou le magnésium. Selon les nutritionnistes, la consommation de jus verts renforcerait notre tissu osseux et stimulerait nos défenses immunitaires, tout en agissant de manière préventive sur les maladies cardio-vasculaires.
La couleur verte, nouveau levier d’achat en linéaire
Dans un linéaire de jus de fruits « noyé » par la couleur orange, l’arrivée de ces boissons naturelles interpelle autant qu’elle aiguise la curiosité des consommateurs. Une couleur verte d’autant plus pertinente que celle-ci est surreprésentée dans la nature et toute son iconographie (arbres, herbe, plantes, etc.).
Kiwi, pomme, mais surtout brocolis, épinards ou algues, assurent de manière naturelle cette couleur chlorophylle, qui chaque jour, fait de nouveaux adeptes.
Stratégie n°4: se diversifier en passant du statut de producteur à celui de marque, l’exemple de Zespri.
Zespri, Pink Lady, Chiquita ou encore Bouquet, autant de nouvelles marques aux noms évocateurs bien décidées à redorer l’image des kiwis, des pommes, des bananes et encore des pastèques qui « somnolent » dans le plus grand anonymat sur les étales de nos hypermarchés.
Grâce à une politique soutenue de branding, les producteurs de fruits ont indéniablement rattrapé, par la création exponentielle de nouvelles marques, le retard qu’ils avaient accumulé sur les professionnels des légumes qui, dès les années 80, avaient initié une labellisation de leurs produits filière.
Vendre une marque plutôt qu’une simple variété de légume, tel était l’objectif de Prince de Bretagne ou Perle du Nord, bien décidés à prendre leur destin en main en créant des marques capables de valoriser, mais aussi de réguler et d’organiser le marché des légumes tout en défendant leur métier de producteur.
Loin d’être un caprice, la naissance de ces nouvelles marques répond à un triple objectif :
- Gagner en désirabilité et en crédibilitéen créant un véritable univers de marque porteur de valeur et d’imaginaire jusqu’alors inédits dans le secteur. Auréolés d’un logo, d’un slogan, voir d’une communication publicitaire, pommes, kiwis et bananes redeviennent visibles, séduisants, mais surtout personnalisés. « Je ne veux pas un kiwi, je veux un Zespri », voilà résumé en une phrase le nouvel insight consommateur que Zespri, Pink Lady ou Chiquita souhaitent introduire sur le marché.
- Gagner en valeurgrâce à une politique soutenue d’innovation qui, chaque jour, contribue à rendre le produit plus identifiable, mieux calibré, mieux conditionné, plus goûteux, plus esthétique, de qualité constante, mais surtout plus facile à consommer. Absence de pépins pour les pastèques et les clémentines, multiplicité de variétés pour les pommes… C’est au prix de ces années de recherche que les producteurs comptent bien valoriser vis-à-vis des consommateurs, une filière menacée de banalisation et de prix bas.
- Se choisir de nouveaux concurrents. Ayant pour ferme intention de sortir en partie de la première gamme, ces industriels se fixent pour objectif de venir concurrencer les marques dont ils étaient jadis fournisseurs. Découpée, épluchée, assaisonnée, prête à l’emploi, en surgelés, en conserves, en desserts frais ou glacés, l’offre de ces nouveaux opérateurs va assurément dans les années à venir, se sophistiquer et venir séduire les consommateurs, non seulement sur une expertise, mais qui plus est sur une qualité de produit dont ils possèdent le monopole.
Stratégie n°5 : se diversifier en initiant un co-branding entre deux marques complémentaires, l’exemple Ulti et Darégal.
Pomme-ananas-estragon, pamplemousse-pêche et citronnelle, ou encore citron-basilic, telles sont quelques-unes des nombreuses recettes issues du partenariat entre Ulti et Darégal. Dans ce co-branding éminemment stratégique, chacun des acteurs apporte à l’autre une expertise essentielle dans la nouvelle offre organoleptique proposée au consommateur. Pendant qu’Ulti livre la finesse de ses fruits gorgés de soleil, Darégal pour sa part, fournit les subtiles herbes aromatiques cultivées en plein champ et récolté à pleine maturité.
Par la rencontre inédite entre deux marques de segments forts différents, la nouvelle offre atteste de la demande sans cesse plus créative des consommateurs en matière de sophistication et de variété des sens. Une demande à laquelle la double expertise d’Ulti et Darégal semble parfaitement répondre.
Stratégie n°6 : se diversifier par une approche éthique, l’exemple de Level Ground.
Défendre aussi bien les intérêts du consommateur, notamment en termes de qualité produit, que ceux parfois oubliés des petits producteurs qui, dans l’anonymat d’une région éloignée, oeuvrent chaque jour à l’excellence des produits Level Ground. Telle est l’ambition de cette jeune société canadienne, fondée en 1997, souhaitant valoriser sur ses packaging, ces hommes et ces femmes qui, quotidiennement, cultivent fruits, café, riz et épices.
Cet engagement est parfaitement illustré sur les packaging grâce à un traité graphique minimaliste, porteur d’une réelle poésie.
Level Ground démontre ainsi que la naturalité ne se limite plus à l’élaboration d’un produit fini, mais aussi à des méthodes de production et de récolte.
Alain Rousso