Rien n’évoque plus la douce sensation d’ivresse qu’un beau bar rempli de vieilles bouteilles d’alcool. À la vue de la quille de Sambuca, astucieusement planquée derrière le Triple Sec à papa, se profile déjà l’idée d’une jolie débauche entre connaisseurs. Et puis que dire de cette fine couche de poussière, témoin du temps qui passe, qui se dépose sur les plus vieilles bouteilles de la collection et donne à celui qui s’en saisit l’assurance de mettre la main sur un nectar qui s’est bonifié avec l’âge.
Tout le monde sait qu’un vieux Bordeaux est une beauté qui a un prix – les bons vins bonifient et développent des nuances de parfums en restant dans leur bouteille pendant des années. Il existe même un marché mondial qui détermine leur qualité et leur valeur. Mais la chose n’est pas aussi évidente pour les vieilles bouteilles de spiritueux.

On peut être certain qu’un alcool maturé en fût évoluera en fonction de ce même fût, prenant un peu de sa saveur et de sa teinte. C’est d’ailleurs grâce à cette bonification que certains whiskys vieillis – comme un Macalan 25 ou un Pappy Van Winkle, 23 ans d’âge – affolent les acheteurs. En théorie, une fois ces spiritueux transférés du fût dans une bouteille en verre, la boisson devrait rester inchangée pendant des années, si tant est qu’on referme bien son bouchon. Mais avec l’âge, certaines bouteilles prennent une valeur particulière, due à la fois à l’évolution de leur profil aromatique mais aussi à cause de ce qu’elles représentent, historiquement parlant.
C’est en déménageant une cave à vin dans le cadre d’une vente immobilière qu’Edgar Harden – à l’époque expert en meubles et décoration chez Christie’s – a commencé réellement à s’intéresser aux vieilles bouteilles de spiritueux. Ce jour-là, après lui avoir fait remuer la cave de fond en comble, les propriétaires lui ont finalement demandé de mettre aux enchères leur Mouton Cadet, au détriment d’une caisse de gin Gordon 1960, qu’ils lui ont demandé de débarrasser. « Je l’ai rapportée chez moi, j’en ai goûté une bouteille et je me suis dit ‘Wahou, c’est bon ça ! C’était tellement doux, profond… très intéressant », se souvient Edgar. C’est comme ça qu’il est devenu à la fois expert en meubles et décoration et expert en vin.
Aujourd’hui, Egdar est devenu le directeur de Old Spirits Company, une entreprise spécialisée dans la revente de vieux spiritueux, basée à Londres. Il y vend des bouteilles qui ont plusieurs dizaines d’années à des amateurs et quelques bars ou restaurants intéressés par ses produits. Il trouve que les vieux spiritueux sont en général plus doux et souples en bouche que leurs homologues contemporains.
Il arrive qu’un vieux spiritueux change complètement de goût. Certains sont effectivement périmés, pendant que d’autres se bonifient. Le gin, par exemple, contient du genévrier et d’autres herbes qui ont tendance à changer avec le temps : « Les distillats sont issus de plantes et donc en vieillissant, la composition change au fur et à mesure que ces composants organiques se décomposent et créent de nouvelles associations », explique Edgar.


La lumière, les variations de température et l’humidité ainsi que d’autres facteurs moins évidents comme la position dans laquelle la bouteille est stockée affectent la bonification du liquide. Une bouteille qui aurait pu bonifier en cave peut être complètement fichue après une trop longue exposition à la lumière directe du soleil. Par exemple, Edgar évite les bouteilles qui ont été conservées près de chemins de fer car les vibrations dans le sol peuvent altérer le goût des spiritueux.
Les spiritueux vieillis offrent des opportunités assez inédites pour les cocktails. Grâce à ces vieilles bouteilles, ceux pour qui le Savoy Cocktail Book est un livre de chevet peuvent enfin reproduire presque à l’identique les cocktails que l’on servait dans les années 30. Si vous vous pointez un jour à l’Experimental Cocktail Club de New-York ou bien au Ritz de Londres, vous pourrez gouter aux meilleurs Classic Cocktails en version vintage – c’est juste une expérience exceptionnelle.
Au NoMad de New-York, Leo Robitschek, le directeur du bar, prépare ses breuvages en mélangeant des vieux alcools trouvés dans la réserve du bar. Pour faire un Jungle Bird, il utilise un Campari des années 60 – à cette époque, la couleur rouge du Campari était obtenue avec des cochenilles écrasées – et un cognac d’une cinquantaine d’années pour préparer un Vieux Carré. À 200 $ (184 €) le verre, ce cognac est l’un des plus chers de la cave du NoMad. Malgré tout, ça reste une bonne affaire, comparée aux 350 £ (475 €) que vous devrez débourser au Ritz de Londres pour déguster un verre d’El Presidente, fait à base de Bacardi 1910, de Grand Marnier des années 60 et de Carpano Antica des années 50.
Leo compare l’usage de ces spiritueux vieillis à celui du caviar : « Le caviar n’a besoin de rien d’autre pour être délicieux, dit-il en ajoutant que pour beaucoup c’est la seule façon de vraiment le déguster. Mais certains plats sont vraiment excellents quand on leur ajoute une pointe de caviar. »

Plusieurs vieilles bouteilles de spiritueux sont intéressantes car les procédés de fabrication ont évolué au fils des décennies et certaines marques ont carrément disparu. Dans certains cas, des gens affirment même que certaines boissons sont différentes en goût par rapport à leurs aînés – en cause : l’évolution des procédés de distillation gérés par ordinateur et les céréales OGM.
Les plus grands experts de l’histoire des distilleries aux États-Unis sont aussi les plus grands amateurs de whisky. Ils peuvent vous lister tous les rachats qui ont eu lieu dans l’industrie, tous les changements dans le procédé de distillation et la succession des maîtres distillateurs avec autant de précision que d’autres historiens vous racontent l’Histoire de France par le menu ou la succession des papes du Vatican. Beaucoup de marques embouteillées dans le passé n’étaient pas considérées comme elles le sont aujourd’hui. Les bouteilles des feux National Distillers et des Stitzel-Weller, par exemple. Il y a quelques années encore, si vous buviez du Pappy van Winkle, c’était grâce à Stitzel-Weller. Mais maintenant, la production est trop faible pour s’en procurer facilement.
Greg Gilbert tient le blog Bourbon Dork. En 2009, il a écrit une série de posts intitulés « Dusty hunting ». Il partait à la recherche de magasins de spiritueux, dans des quartiers un peu chaud, en quête de vieilles bouteilles de whisky oubliées au fond d’étagères dans des débarras.
Greg sait par où remonter pour trouver la provenance d’une bouteille. D’abord, il regarde s’il y a une bande fiscale – ce qu’on utilisait pour sceller les bouteilles avant la standardisation des bouchons anti-fraude mis en place dans les années quatre-vingt. Si une bouteille n’a pas de code UPC, Greg sait alors qu’elle a été scellée dans les années 80 ou avant. Si elle en a un, il peut tout de suite savoir d’où elle vient. Si une bouteille mentionne des précautions pour la santé du consommateur, ça indique qu’elle est sortie dans les années 80 ou plus tard. Autre indice : avant 1979, la contenance des bouteilles était mentionnée avec les unités de mesures britanniques.

