Couturier, Alban Couturier, un drôle de nom pour un photographe qui depuis son plus jeune âge s’est juré de ne pas faire mentir son patronyme. Qu’importe si aujourd’hui l’homme n’habille pas les it-girls de l’agence Ford ou Elite, celui-ci réserve son regard, ou plutôt sa lumière, pour d’autres créatures à l’humeur tout aussi fantasque et capricieuse. Belles du Guilvinec, Blondes d’Aquitaine ou de La Roche-sur-Yon. Eh oui, Alban Couturier est photographe culinaire.
Aux cassandres qui murmurent qu’il est plus facile de shooter un baba au rhum que la moue boudeuse de Clara Delevigne, je répondrais que le baba au rhum, lui, tu peux pas lui dire qu’il a des cernes car il a trop fait la fête hier soir, tout au plus il sent l’alcool mais ça, dans son cas c’est normal… Tu comprends coco pourquoi, la photo, t’as pas intérêt à la louper!
Alors comme dans les ateliers de l’avenue Montaigne, Alban lui aussi raccourcit, crante, torsade, juponne, ceintre, fronce, plisse jusqu’à pas d’heure le tirage pour lui donner la bonne longueur, la belle attitude, cette fausse désinvolture qui rend dingue toutes les rédac’ chefs s’empressant de publier les clichés à la une des magazines. Son aiguillette de Saint-Pierre ne donne pas d’interview, pas de scoop sur sa vie privée. A-t-elle un 06 ? Un compte twitter ? Un agent ? Une tournée en perspective ?
Ses clichés prouvent qu’on peut sur-liker une raviole de cèpe avec autant d’hystérie que la dernière jupe zippée du défilé Hedi Slimane au Carrousel du Louvre. Faut dire que dans son dressing y’a rien que du très lourd : un homard toutes pinces dehors qui dégage une arrogance de rock star, la chair nacrée d’un filet de sole qui met au garde-à-vous tout l’équipage de la Jeanne D’arc sans parler du fraisier ultra couture pour lequel on serait prêt à renoncer à une place backstage d’un concert des Stones en échange d’une part. Oui, les photos d’Alban ne sont pas sans conséquence sur notre agenda mondain.
Artiste, Alban l’est assurément, son écrasé de framboises et menthe c’est du Jackson Pollock. Mais pour en arriver là, le gaillard a dû bivouaquer de longues années à flanc de falaise, s’agripper à la roche, à la paroi, conjurer des tempêtes aussi fortes qu’un matin d’équinoxe à Ouessant.
Insoumis, et sans carnet d’adresses, Alban n’hésite pas à jouer les Surcouf, et à partir « sabre au clair » à l’abordage d’un destin qui ne veut pas de lui mais qu’il compte bien « éperonner » de son talent et faire prisonnier un à un tous ses rêves. Mais une question le hante… Comment passer de mousse à amiral quand on est rétif à toute forme d’autorité, de marchandage, ou de conformisme ?
Paradoxe d’un jeune homme toutes voiles dehors prêt à battre les vents de l’aventure mais qui, sans boussole, ne sait quelle route maritime emprunter. Alban n’a pas de maître, n’est d’aucune école, et pour cause lui et elle se sont quittés trop tôt sans se regretter outre mesure. Simple roturier d’une dynastie culinaire dont il se rêve roi, il devra, faute d’en avoir eu les sacrements à l’école hôtelière, en chaparder rageusement les us et coutumes au hasard des rencontres. Autodidacte dans l’âme, ce cancre bourré de génie et d’audace va méthodiquement s’essayer à différents métiers. Autant d’erreurs qui, misent bout à bout, finissent par devenir une école de l’existence à part entière.
Oui, le monde de la gastronomie le fascine depuis toujours mais malheureusement l’attirance n’est pas pour l’instant réciproque. Comme un jeune premier au cinéma qui, faute de pouvoir capter la lumière, devient accessoiriste pour ne pas être trop loin du metteur en scène, Alban lui aussi expérimente tangentes et parallèles, circulant non loin de sa discipline fétiche.
S’il existe mille façons d’exécuter une recette, il doit bien y avoir autant de manières de réussir dans un métier ou le droit d’être dans la lumière se paie au prix fort.
Passionné par la photographie, Alban Couturier l’est certainement mais la discipline est vaste comme un océan. Qu’importe, il en explorera toutes les latitudes, tous les horizons. Tour à tour photographe généraliste, puis dans le reportage industriel, enfin travaillant pour des sites de vente à domicile, l’homme se frotte à toutes les disciplines, à toutes les contraintes. Dans ses pérégrinations, il balade inlassablement boitier et pellicules. Témoin d’objets improbables, il pose de manière avide son objectif sur tout ce qui est photographiable. Maquette de la fusée Ariane pour le CNES, objets de grande consommation pour venteprivée.com, photographie d’art pour le musée Marmottant. Mais à chaque fois il s’ennuie rapidement, car ces activités ne laissent guère de place à sa sensibilité. Alban se rend vite compte que ces missions le vident de sa substance, il perd sa vie à force de vouloir la gagner.
Sur les conseils de son épouse, il découvre le monde de la mode. Il se rend compte que le secteur des transparences est assez libre. C’est là qu’il va d’abord exprimer son talent créatif avec des marques comme Hennessy ou Bayer. Dès 2009, Il constate qu’en France, il y a peu de photographes culinaires par rapport au nombre de chefs. Il commence à travailler sur de la photo culinaire dans son temps libre. Son terrain de jeu sera les 600 étoilés qui parsèment le ciel gastronomique de France. Des étoiles que son talent rendra visibles même en plein jour. C’est le très trendy « Soon magazine » qui lui offre l’opportunité de se rapprocher enfin de ce pour quoi il s’est toujours préparé… La photographie culinaire. S’enchaîneront des rencontres capitales, celle avec Philippe Labbé, et le chef pâtissier, François Perret ex-chef pâtissier du très couru Shangri-La. Ces deux hommes lui ouvriront la lourde porte qui mène aux étoiles, celles des chefs et de l’aristocratie culinaire. Alban va pouvoir enfin taquiner du gros poisson. Ne pas trahir l’intégrité d’un plat, restituer le message d’origine. Plus que la virtuosité du chef c’est le talent auquel ces photos rendent hommage. Audacieux, le photographe ne se contente pas de shooter, il donne aussi son avis sur le dressage. Comme avec François Perret, Alban veut un dessert non pas à l’assiette mais sur une plaque d’ardoise. Cette photo a scellé leur amitié. Ici comme ailleurs tout est affaire de relations, parce que les chefs préfèrent travailler avec des gens qu’ils connaissent et parce que le prix importe peu.

C’est en photographiant sa fille Paloma que lui vient la révélation. Il fera des portraits, des portraits des chefs.
Alban insiste sur la particularité des chefs Meilleurs Ouvriers de France (MOF) comme Eric Frechon, Michel Roth, Laurent Delabre. Il les considère comme les meilleurs, parce qu’un macaron ça ne dure qu’un temps alors que le col bleu blanc rouge, lui c’est pour la vie. C’est généralement dans les cuisines, lieux de tous les miracles, qu’Alban immortalise les visages de celles et ceux qui, chaque jour, renouvellent le miracle gastronomique. Car notre photographe le sait c’est un lieu en perpétuel changement. Suivant les heures de la journée, ce haut lieu tient successivement de la ruche, du théâtre ou de l’abbaye. Là se confectionnent, s’imaginent, se mélangent les architectures gustatives les plus sophistiquées. Ici on découpe on cisèle, on concasse, on pétrit, on malaxe.
Quand les cuisines sont enfin à marée basse, que l’écume rugissante des appétits s’est enfin calmée et retirée là-bas au loin, que leurs clameurs ne sont plus qu’une onde lointaine, les chefs peuvent, après la tempête d’un service, livrer enfin à l’objectif d’Alban leur visage. Des visages fourbus, des lèvres bavardes et des sourires goguenards et heureux du travail réalisé. Mais cela ne suffit pas au bonheur du photographe, encore faut-il savoir déjouer les artifices d’une pose convenue et traquer fiévreusement cette précieuse seconde d’éternité ou le regard d’un Sylvestre Wahid, d’un Michel Roth ou d’un Yann Couvreur ne sont plus en représentation mais simplement là, vrai, intact, cru, offert.
Mais tels de fiers taureaux castillans, les chefs ne livrent pas leur âme au premier venu. Leur image est un trésor bien trop précieux pour s’abandonner, pour se livrer au premier « novillero » sans combattre. Jauger, défier l’agilité et le courage d’Alban est souvent au programme. Oui, pénétrer leur cuisine c’est entrer implicitement dans une arène. On ne foule pas impunément le sol de leur enclos. Ici, chaque mètre carré, chaque seconde doivent se mériter. Affronter du regard ces drôles de bestiaux parfois ombrageux qui, comme dans une Castille lointaine, sont gonflés d’orgueil. Un orgueil puissant comme une masse musculaire agile parfois féroce qu’il faut savoir affronter, contenir, domestiquer. Face à face ardent entre deux artistes, entre deux écoles qui luttent pour le même objectif : donner au cliché toute sa maestria.
Tranchant de vérités comme des banderilles, Alban le matador danse, évolue, tournoie autour de l’animal. Miracle d’un combat où la lumière touche, plante en plein cœur les chefs sans jamais les blesser. Étoffe d’un maître qui à la fin gagne le respect de ses pairs. Une fois apprivoisés, il peut alors en toute quiétude célébrer une amitié naissante. Là, Il y fige patiemment les confidences, les ricanements et les nostalgies des ses super héros comme il a coutume de dire. Il capture sans juger les rêves, les promesses, les nostalgies et parfois même les silences fragiles comme une faïence de Delphes de ces funambules du goût.
Des rêves Alban en a encore plein la tête. Des rencontres d’abord avec des hommes, des femmes que ses boitiers endormis rêvent secrètement le soir venu de figer sur un rush. Pierre Gagnaire, Guy Savoy, Eric Fréchon. Des projets de livres aussi. Son objectif constitue l’ultime cuisson, l’ultime exaltation l’ultime hommage, révérence sans laquelle le plat ne serait qu’une nourriture terrestre.
Alain Rousso, NTTW