
Plus fervent que le marxisme ou le capitalisme, plus exigeant que la pratique religieuse, le narcissisme est devenu la nouvelle extase psychique de toute une société se shootant allègrement
à l’hormone de complaisance. Une hormone en croissance qui gagne en extension à mesure que la transcendance elle disparaît du cœur des hommes.
Si le narcissisme se retrouve à tous les temps, il se conjugue en revanche systématiquement à la première personne : Moi!
De Vladimir Poutine à Jeff Koons, de Christiano Ronaldo à Anna Wintour, le narcissisme est devenu le nouveau code source, le nouveau paradigme psycho dominant de toute une société en panne de transcendance et de valeur collective.
lI incarne la nouvelle lutte des classes toutes feuilles d’impôts confondues. Un grand « barnum » égotique où s’entrechoquent trapézistes, dompteurs, magiciens manipulateurs et clowns fallacieux.
Une lutte héroïque, acharnée dont la seule revendication, dont le seul idéal serait le droit à l’exaltation d’un moi tout puissant que l’on souhaite mettre outrageusement en scène tous médias confondus. A en croire le classement du Times, le procédé fait recette puisque que Kim Kardashian y caracole en tête alors que Thomas Piketty, économiste mondialement reconnu occupe la trentième place.
N’en déplaise aux révolutionnaires du passé, nous sommes tous devenus les «valets bourgeois obséquieux et décadents» de ce syndrome nous faisant préférer des lendemains qui friment à des lendemain qui chantent.
Particuliers, entreprises, marques, célébrités ou hommes politiques, nous cherchons tous désormais à gérer le narcissisme comme un capital à faire fructifier. Un plan de carrière à développer sur LinkedIn ou un business model à valoriser en bourse et dans lequel s’engouffrent joyeusement les marques à images.
Par une communication dite « aspirationnelle », Google, LVMH, Coca-Cola, Apple ou Virgin, se sont désormais emparées non seulement du miroir mais qui plus est du reflet qui s’y joue. Celles-ci ne laissent plus à quiconque le droit de décider de l’image ni d’elles-mêmes, ni de leurs clients dont elles prennent bien soin de flatter les égaux tourmentés. Des égaux plus en quête d’identité que d’identification à un groupe quelconque.
Par la communication, le storytelling, le brand content ou l’architecture, cet amour de soi constitue désormais pour les marques le plus haut point d’intensité et d’engagement.
Objectif : atteindre « The Vanishing Point », un point imaginaire placé assez haut dans le ciel pour échapper aux vicissitudes d’une attraction terrestre jugée ennuyeuse mais assez proche pour être contemplé par nous tous.
Là, en orbite, autour de nos consciences, la marque en état d’apesanteur, flottant dans l’espace, peut à loisir déployer comme dans les campagnes d’Apple des produits en lévitation quasi divine.
Loin d’être univoque, cet amour excessif de soi peut prendre plusieurs formes.
Narcissisme politique d’un Vladimir Poutine incarnant une forme de virilité conquérante populaire auprès des russes. Un narcissisme sans guillemet, sans italique, bien cru, et bien tranchant dont la couardise des occidentaux booste les prétentions.
Narcissisme technologique d’un Google un brin crâneur qui après avoir cartographié la terre, numérisé les passions humaines, défié les Etats se met en tête selon Larry Page de vouloir défier la mort.
Narcissisme potache d’un mark Zuckerberg dont la jeunesse aussi exubérante que talentueuse semble tenir lieu de positionnement marketing, voire de fiche d’état civil, voire même d’algorithme secret de la marque, tant la « moue » conquérante du « sale gosse » de Mountain View semble l’élément le plus « marketé » de tout le dispositif communicationnel.
Narcissisme entrepreneurial d’un Bernard Arnault qui bien qu’il s’en défende peut en toute quiétude mirer la réussite de son groupe dans les 3825 panneaux de verre de la cultissime fondation Louis Vuitton.
Narcissisme informationnel des chaines d’info en continue prêtes pour l’obtention d’un scoop à ne pas vérifier leur source comme ce fut le cas lors de la prétendue mort de Martin Bouygues, annoncée à tort par la très sérieuse AFP, ou encore la mise en danger des otages de l’hyper cacher.
Narcissisme de l’art contemporain de Jeff Koons ainsi que de son « toutou » dont on ne sait qui, de l’animal ou du spectateur est au bout de la laisse.
Fini donc le narcissisme « low cost » du surfer hawaïen béat de lui-même, s’épuisant à admirer une image sur laquelle il ne fait que « glisser » de manière stérile, Fini aussi narcissisme flottant, incertain voire chancelant dans lequel venait naguère Narcisse afin d’y traquer fébrilement un signe d’éloquence ou de flétrissure. Les nouveaux Narcisse contemplent leur reflet, non plus tant pour questionner l’oracle d’une identité chancelante mais pour au contraire affirmer avec force un leadership. Un moi grandiose téléchargeable sur Mac et Android qui affiche autorité et pouvoir.
Mais cette quête aussi naïve que tragique de gloire n’est pas réservée qu’aux princes et aux puissants, bien au contraire. Ces derniers ont pris bien soin de s’en laisser chaparder quelques bribes disponibles, dans toutes les tailles, dans tous les modèles, pour toutes les bourses, dans notre vie de tous les jours.
« PIMP MY LIFE « est aujourd’hui l’insight le plus répandu aussi bien dans les stratégies des marques que dans leur discours produit.
Il devient après la mort du marketing tribal la nouvelle pensée magique du marketing reparamètrant à la hâte son discours autour de la toute puissance du consommateur.
Une toute puissance assumée au grand jour qui lui ouvre des portes jusque là réservées aux stars internationales. Désormais, plus n’est besoin de s’appeler Karl Lagerfeld, Katy Perry pour figurer sur des canettes de Coca-Cola ou des pots de Nutella.
Julie, Adrian, Bastien sont désormais des patronymes aussi bankable pour les marketeurs d’Atlanta ou d’Alba. Au cœur de cette stratégie, un pacte implicite avec le consommateur, « aime moi par dessus tout et je ferai de toi ma nouvelle star ».
L’écosystème narcissique gagne ainsi chaque jour de nouveaux adeptes à mesure qu’il leur est proposé de nouveaux champs d’exaltation. Un narcissisme protéiforme où le consommateur est systématiquement un sujet d’extase, valorisé à outrance.
Rien ne doit lui être refusé: ni de chatter en illimitée grâce à free, ni d’échanger autant de fois qu’il le souhaite une paire de chaussure sur Sarenza, ni même le caprice de redevenir bébé grâce à Évian et d’échapper ainsi l’ombre d’un instant à la nostalgie du temps qui passe.
Pour Go Pro ou Nikon nous sommes tous des héros dont les performances acrobatiques ou artistiques valent bien celles des stars mondialement connues dans les disciplines de l’extrême.
Tous les narcissismes sont dignes d’intérêt ! Du narcissisme rural de Jean-Pierre, agriculteur sentimentalement esseulé dans le Gers qui recherche une compagne dans le bonheur est dans le pré, au narcissisme artisanal des cuisiniers réputés qui prennent maladroitement des poses de stars devant un gigot de 7 heures sur M6.
Mais ce bucher des vanités n’est pas si folklorique et superficiel qu’il n’y paraît. Ainsi, tant dans sa genèse que dans ses mobiles ou dans ses modes de fonctionnement il raconte en sous-titres la misère et le désenchantement amère d’une modernité qui après la stagnation nous propose le déclin. Et puisque notre société ne crée plus ni d’héritage ni de transmission, ni de responsabilité, à quoi bon croire plus longtemps aux chimères d’une société solidaire, équitable et protectrice. Par le narcissisme, l’individu fait « échap », pomme C sur le clavier de son existence. Egoïste diront certains, simplement pragmatique répondront d’autres…rejet jouisseur des règles sociales pour les uns, quête totémique pour d’autres. « The vanishing point ».
Dénier à la réalité le droit de dire qui je suis, refuser à la vieillesse le droit de ternir son image. Oui, le narcissisme est aussi de tous ces combats qui témoignent d’une société vivant dans la peur diffuse d’une vieillesse à la fois mutilante et offensante pour l’image de nous même vis à vis des autres. Peur des stigmates, peur de la chute narcissique qu’entrainent ces flétrissures de l’âme ou du corps.
A la lumière de cet « ultimatum biologique » pesant sur nos existences, on déchiffre mieux le succès populaire de la pub d’Evian qui, au delà de la prouesse créative, témoigne de notre besoin de figer dans notre psychisme une image éternellement jeune de nous-mêmes. A l’image du portrait de Dorian Gray, nous chérissons peut être au delà du raisonnable un reflet que nous voulons éternellement parfait.
Quant à savoir nos prénoms sur des canettes, non, cela ne tient pas du caprice mais de la volonté de se sentir vivant, arrimé au monde, fusse-t-il par un prénom qui nous arrache de l’oubli.
Oui, le narcissisme est souvent une fausse monnaie gagnée lors d’un poker menteur, mais c’est la seule qui nous reste.
Alain ROUSSO, NTTW